Entiers : les garder ou pas ? (Part 2)

La vie rêvée des entiers
À l’inverse des éleveurs établis sur une superficie restreinte avec un cheptel réduit, les “grandes maisons” sont souvent plus aptes à proposer des conditions optimales de développement. Exploitations de taille considérable, personnel qualifié, organisation mûrement réfléchie sont des éléments qui facilitent bien évidemment l’élevage d’entiers. Durant les six premiers mois, foals mâles et femelles restent aux côtés de leur mère. Le sevrage est l’occasion de constituer des groupes. Au Haras de Talma, les 150 foals, dont trente-cinq “maison”, sont regroupés en lots de quatre à dix par date de naissance, soit février-mars, mai-juin et juillet-août. “La dimension de la pâture détermine le nombre de foals dans chaque lot”, relate Michel Guiot, à la tête de 450 hectares clôturés de lices en bois et doublés d’une clôture électrique.
Même principe au Haras de Semilly pour Richard Levallois et ses trente foals qui s’ébattent sur 220 hectares, une superficie qu’il juge lui-même insuffisante notamment l’hiver où les jeunes sont confinés en stabulation.
Au Haras de la Chataignière, spécialisé dans l’élevage de chevaux d’endurance, les trente foals Pur-sang arabes de Katell Lucas en phase de sevrage pâturent ensemble par groupes de quatre à six, et passent la nuit en boxes. L’occasion pour eux de découvrir les manipulations, prise des pieds, attache, pansage, douche, soins vétérinaires et marche en main dans la forêt, y compris pour les mâles qui croisent une jument. Les entiers, séparés lors du -deuxième hiver, évoluent par groupes de six selon les affinités, dans des parcelles éloignées du haras, car au printemps la présence des juments au centre -d’insémination est une source d’agitation. “La hiérarchie s’instaure entre eux, ils jouent comme des enfants dans une cour d’école. L’un d’eux s’imposera comme dominant, mais s’il s’affirme trop fortement, il rejoindra un groupe avec un poulain plus mature susceptible de lui tenir tête”, indique l’éleveuse, qui applique cette stratégie jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans.
Au Haras de Gravelotte, en raison d’un espace contraint de trente hectares, les 2 ans trop dominants de Claire Bresson intègrent une vie en box avec sorties quotidiennes au paddock individuel et au marcheur.
À Talma, une fois sevrés dans l’ordre de leur classe d’âge, les juvéniles sont divisés en lots de mâles et femelles, avec respectivement un hongre et une jument porteuse de trait. Les plus précoces repartent en pâture, les plus tardifs intègrent directement les stabulations d’hiver jusqu’au printemps. “Jusqu’à 1 an, ils sont tous ensemble, explique Michel Guiot. Il peut arriver que les mâles nés en février aient un comportement dominant avec les plus jeunes. Le risque n’est pas tant de les voir chevaucher leurs congénères, mais plutôt la brutalité de leur comportement dû à leur force.” L’éleveur l’affirme, la vie en troupeau est essentielle, car la hiérarchie s’installe grâce à la confrontation. “Chez les foals et poulains de 1 an, on note peu de gros acharnement. En stabulation, ils disposent de parcours extérieurs, d’une aire de repos paillée et d’une aire d’exercice pour se dépenser sur le principe de l’écurie active, et sont constamment en mouvement. Il est compliqué pour un dur à cuire de s’acharner sur un faible qui a toujours une échappatoire. L’acharnement est plus dangereux si la structure est restreinte, ou s’il y a un manque d’espace extérieur. L’exercice quotidien évite les séquences d’excitation intense, après plusieurs jours de gel par exemple, où le risque d’accidents ligamentaires ou d’entorses est plus élevé.”
LINCOLN, LA BELLE HISTOIRE : Avec deux naissances annuelles depuis 2018, Jérémy Chaix, speaker et à la tête de cent bovins, est un éleveur hors-sol qui ne dispose pas de ses propres installations. En 2023, son protégé, Lincoln (Dollar du Rouet et Espara de Thozano par Royal Feu), remporte la finale du championnat des mâles de 2 ans de Selle français. Après une phase de salariat à l’élevage d’Herbiers, en 2020, Jérémy, récent propriétaire de la mère du champion, transfère son cheptel à Saint-Hilaire-de-Loulay, à l’élevage Regain de Brice Maillard, propriétaire de deux juments. Tous deux font face à une problématique commune : un nombre trop restreint d’individus pour constituer des lots, surtout en cas de naissance d’un mâle et d’une femelle, une situation courante qui incite nombre d’éleveurs à castrer les mâles très tôt. Ils décident d’associer leur production, désormais répartie par sexe et catégorie d’âge à 1 an. “À ce stade, les mâles sont encore gérables, mais à 2 ou 3 ans, il faut des circuits de pâtures différents des femelles pour éviter les provocations”, détaille Jérémy. Et la sélection d’un entier ne s’arrête pas à 2 ou 3 ans, car certains sont retenus sur leurs performances sportives… Il faut donc disposer de moyens humains et matériels pour faire grandir son entier, ce qui est le cas d’une minorité d’éleveurs. Beaucoup, incapables d’assumer la gestion quotidienne, la collecte et la distribution de semence, la communication, les surcoûts et risques générés par une éventuelle castration tardive, renoncent à valoriser sa carrière. Jérémy se félicite d’avoir cédé 75 % de Lincoln à France Étalons, et d’en avoir confié la préparation à Fabien de Robillard. “Vouloir tout faire soi-même est contre productif. Il faut savoir passer le relais à des spécialistes qui ont le temps, l’œil et le savoir-faire pour élever, préparer un étalon, ou valoriser un cheval sur le circuit”, conclut-il.

À suivre…
Par Béatrice Fletcher
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